Les monnaies complémentaires, moyen d’un développement durable

Par Jean-Michel Servet (IHEID Genève) et Charles Lesage (SOL)

Mouvement SOL, Virginie Molina

Sauf à souhaiter une diminution pérenne des activités de production, d’échange et de financement se traduisant par une chute de la consommation finale, cette diminution n’ayant pas nécessairement les vertus d’une décroissance heureuse compte tenu des inégalités accrues qui la marqueraient, une question quasi vitale aujourd’hui dans le contexte du grand confinement est celle de l’injection monétaire dans le circuit économique. Les propositions sont multiples. Certaines rompent avec les dogmes monétaristes et néolibéraux. D’autres non. Dans une perspective de rupture, il faut analyser comment des monnaies complémentaires (qui peuvent accroître la masse monétaire) initient une dénonciation pratique de l’orthodoxie financière d’inspiration néolibérale persistante fondée sur une logique de dette et engagent un développement durable.

Voyons comment des types différents de monnaies complémentaires peuvent y contribuer. Face aux conséquences du grand confinement, il faut inscrire cette réponse tout à la fois dans les capacités de le faire à court terme et à long terme.

Pour accroître le volume de liquidités dans l’économie, une première piste existe : le soutien, par les collectivités territoriales notamment, à des groupes de monnaies complémentaires, le plus souvent locales.

Le type de monnaies locales complémentaires, le plus connu et le plus médiatisé aujourd’hui, est initié par la conversion d’euros en unités transférables sous forme de billets, mais aussi d’applications mobiles, et plus exceptionnellement par cartes de paiement. Quatre-vingt-deux sont recensées en France par une récente étude publiée par J. Blanc, M. Faré et O. Lafuente-Sampietro [https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02535862]. La première a été l’abeille à Villeneuve sur Lot. Les plus connues aujourd’hui étant le SOL Violette à Toulouse et l’Eusko en pays basque. A Lyon existe la Gonette. Genève et la « France voisine » ainsi que le canton de Redange au Luxembourg, régions qui pourtant ne manquent pas de banques, ont aussi leur monnaie locale, respectivement le Léman et le Béki. La résolution du manque de liquidités se fait avec cet instrument par l’accélération de la vitesse de circulation de la monnaie. La dimension développement durable se réalise grâce à l’accent fortement porté par les consommateurs et par les prestataires de biens et services acceptant ces monnaies locales sur les circuits courts et le développement local d’économies soucieuses de l’environnement. En général, il existe une charte d’adhésion des prestataires de biens et services qui fait que les problématiques environnementales sont, à travers ces engagements, bien reconnues. On constate que la moitié des dépenses faites avec ces monnaies locales se font dans des magasins dits « bio ». Étant des commerces, qui pour la majorité fournissent des biens et services dits « indispensables » le fonctionnement d’un grand nombre d’entre eux a été possible en période de confinement.

Ces monnaies complémentaires apparaissent donc comme une solution très efficace par leur utilité, bien qu’elles soient encore trop peu connues d’un large grand public. Il est possible pour les collectivités territoriales d’appuyer les monnaies existantes. Elles sont loin aujourd’hui de couvrir l’ensemble du territoire. Leur mise en place pour créer les réseaux faisant fonctionner ces monnaies, établir leurs règles de fonctionnement, impliquer une institution financière qui recevra les dépôts pour le change, mobiliser un nombre important de prestataires de biens et services, acquérir une notoriété suffisante auprès des consommateurs demandent souvent deux années, voire plus. Il est possible d’accélérer ce processus ; mais pas considérablement si l’on veut prévenir d’éventuels dysfonctionnements.

Les systèmes d’échange locaux (LETs en anglais) sont une forme de mutualisation des activités à un échelon plus localisé que les monnaies locales sociales complémentaires, qui viennent d’être citées. Ils impliquent, pour ce qui est de ces échanges de services et de biens uniquement des particuliers.

On doit citer aussi une forme particulière de système d’échange localisé : les accorderies. Comme les banques du temps en Italie, leur logique est celle d’échanges de services entre particuliers. Leur modèle a été importé du Québec où elles sont apparues en 2002. Les premières ont été mises en place en France en 2011, dans le 19e arrondissement de Paris et à Chambéry avec l’appui de la fondation MACIF. Il en existe actuellement 22. Leur forte contribution à un développement durable tient, comme les SELs, à leur mobilisation de ressources et de capacités négligées par l’économie marchande standard, en particulier parce qu’un de leurs buts est de lutter contre l’exclusion sociale et économique. Existaient des réseaux d’échange de savoirs dont l’objectif était analogue ; mais comme les SELs fondé sans soutien institutionnel explicite préalable incitant à leur mise en place. Il va de soi que leur fonctionnement est quasi impossible en période de confinement. La rupture avec le système financier et monétaire dominant dans les SELs, accorderies, les banques de temps, etc. est que leur unité monétaire pour comptabiliser leurs échanges ne sont pas convertibles en monnaie ayant pouvoir libératoire légal.

Un autre type de monnaie complémentaire locale est constitué par des systèmes de crédit interentreprises. Tels qu’en Suisse le WIR (né en 1934) ou le Sardex apparu en Sardaigne en 2010 et dupliqué dans d’autres régions italiennes. En Corse, est annoncé un projet analogue. Le crédit interentreprises permet au sein d’un territoire que les entreprises se fassent mutuellement crédit et trouvent ainsi réciproquement des débouchés. En tant que financement mutuel de PME locales, on a tout lieu de penser que ces réseaux financent une économie orientée vers des circuits courts. Or ceux-ci favorisent des activités à empreinte environnementale réduite. Si leur mise en place est plus rapide que celle des monnaies complémentaires locales et solidaires sous forme de billets ou paiement par téléphone portable, parce que le modèle peut plus facilement être dupliqué tel quel, elle demande aussi un certain temps qui en limite un usage immédiat. Elles ont davantage de sens pour une gestion de sortie de crise que comme solution immédiate, surtout quand un grand nombre de prestataires de biens et services (pensons à la restauration) connaissent un arrêt brutal de leur activité et ensuite une limitation de celle-ci. Des monnaies locales développent aujourd’hui en parallèle des systèmes de crédits interentreprises pour les prestataires de biens et services qui en sont membres.

Pour ce qui est de l’urgence, on peut reconnaître deux autres types de monnaies complémentaires.

La première est une proposition de monnaies complémentaires mise en pratique en 2009 par l’État de Californie sous la forme de I Owe You ou dans certaines provinces d’Argentine au début des années 2000. Elle consiste dans l’émission par une collectivité territoriale (voire nationale ou fédérale) depromesses de paiement. Elles circulent ensuite entre entreprises et entre citoyens comme de quasi moyens de paiement. Les supports informatiques permettrait facilement de les fractionner en petites coupures et donc d’étendre considérablement leur acceptation. Leur contribution au développement durable dépend du type de dépenses ainsi financées : continuer le business as usual ou s’engager vers une transition environnementale.

Enfin, une autre forme de monnaie complémentaire serait l’émission de bons de paiement sous forme de cartes de paiement, semblable aux anciennes cartes téléphoniques. Elles permettraient de distribuer un revenu inconditionnel de base immédiatement et pendant toute la période de diminution forte des revenus. L’orientation développement durable dépendrait là des limitations qui peuvent être faites de l’usage de cette carte dans l’acquisition de biens à forte empreinte environnementale ou pour au contraire encourager la consommation des biens et services à faible empreinte. L’usage de l’informatique le permettrait avec la collaboration des commerçants qui accepteraient ces paiements.

Ces moyens monétaires d’intervention sont des alternatives (parmi beaucoup d’autres) qui incluent plus ou moins fortement une perspective de transition écologique. Ils doivent être pensées non comme exclusifs les uns des autres mais comme complémentaires. Leur capacité à développer pour leur gestion un processus de délibération démocratique par parties prenantes est variable, alors que ce processus est indispensable pour une transition acceptable et accepté par tous.

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